03/01/2014
"Le drame de l'humanisme athée", d'Henri de Lubac : synthèse [2]
Comte, le positivisme et la tentation permanente de la droite : la ''récupération'' athée d'un catholicisme réduit à son rôle dans l'ordre social...
Deuxième partie :
Auguste Comte et le christianisme
En 1842, Auguste Comte achève la publication de son vaste Cours de Philosophie positive, l'année même où Feuerbach publie L'Essence du Christianisme. Emile Saisset écrira : «M. Feurbach à Berlin, comme M. Auguste Comte à Paris, propose à l'Europe chrétienne l'adoration d'un dieu nouveau, le genre humain».
Plus que critique et destructeur, le positivisme se veut avant tout organique. Selon Comte, une nouvelle cohérence mentale devait assurer une cohésion sociale définitive. La réorganisation spirituelle de l'Occident, débarrassée de toute transcendance, serait donc la base d'une régénération temporelle.
Le sens de l'athéisme comtien : Comte avait 24 ans lorsqu'il formulait pour la première fois en 1822, sa fameuse «loi des trois états». Il y définit les trois stades théoriques, moraux et historiques de l'évolution humaine : l'état théologique ou fictif, l'état métaphysique ou abstrait, et enfin l'état scientifique ou positif. Dans le premier stade, Comte distingue trois moments qui résument toute l'histoire des religions : fétichisme, polythéisme et théisme. Puis, dans l'état métaphysique, il ne voit guère qu'une phase intermédiaire sans caractère vraiment original, avant que ne sonne l'heure de la «physique sociale» (que Comte appellera aussi la sociologie), aussi scientifique que la physique céleste, terrestre, végétale ou animale. A ce stade, les savants constitueront alors le nouveau pouvoir spirituel. L'histoire de l'humanité peut ainsi être représentée comme une évolution qui va de la religion primitive (fétichisme) à la religion définitive (positivisme).
Comte en est donc persuadé : le jour approche où la théologie s'éteindra nécessairement devant la physique. Tout ce qui découle de la théologie est désormais dans une «décrépitude irrévocable». Le grand et nouvel édifice est prêt : «Je suis convaincu, écrit Comte à M. de Tholouze, que, avant l'année 1960, je prêcherai le positivisme à Notre-Dame, comme la seule religion réelle et complète». Comte, c'est un fait, n'aime pas qu'on le traite d'athée. L'athéisme n'est selon lui qu'un «simple négativisme provisoire». L'athéisme classique du XVIIIe siècle a certes rendu de grands services, mais Comte entend aller au-delà et dépasser l'athéisme. L'athéisme ne prend pas les choses d'assez loin, il n'extirpe pas la racine du mal et entretient l'ornière où l'esprit risque de s'enliser à nouveau. Il s'agit de dépasser l'athéisme pour mieux liquider le théisme. Maintenant que l'humanité est adulte, le seul «principe absolu» qui soit véritable brille dans tout son éclat : «tout est relatif». Le positivisme seul vient à bout de la tâche. Grâce à lui, comme dira Henri Gouhier, «Dieu est parti sans laisser de question».
Si Comte n'est pas athée, au sens courant du mot, il est résolument antithéiste, comme l'est Feuerbach et comme le sera Nietzsche. L'idée de Dieu ne lui paraît pas seulement vague et incohérente, la croyance en Dieu lui paraît néfaste. Elle exalte cette passion de l'absolu qui est aux antipodes de l'esprit positif. Mais Dieu une fois exclu, si l'on ne veut pas qu'il revienne, il faut encore le remplacer sans plus attendre. Il faut substituer au catholicisme une véritable religion.
Le positivisme condense les sentiments, pensées et actions autour de l'Humanité, «le seul véritable grand Etre, dont nous sommes sciemment les membres nécessaires (…) L'Humanité se substitue définitivement à Dieu». Le positivisme est essentiellement une «religion de l'Humanité» : un jour dans Notre-Dame de Paris, devenue «le grand Temple occidental, la statue de l'Humanité aura pour piédestal l'autel de Dieu», du Dieu vaincu devenu «l'escabeau de ses pieds». Comte ne craignait pas d'opposer brutalement aux «esclaves de Dieu» les «serviteurs de l'Humanité».
Le docteur Robinet, un des auditeurs de Comte, s'exprima ainsi : «Dans ces heures bénies où s'annonçaient de si grandes destinées, nous avons senti le souffle de l'Humanité, nous avons entrevu sa réalité, sa grandeur, nous nous sommes prosternés devant elle, et le saint enthousiasme de la foi démontrée s'est pour toujours allumée dans nos coeurs». Dans la génération suivante, un autre positiviste fervent, E. Sémerie, s'adressait aux catholiques en ces termes : «Nous convaincrons les hommes, nous persuaderons les femmes, et le jour n'est pas loin où, dans vos temples abandonnés, nous entrerons en maîtres, en portant, au dessus de nos têtes, la bannière de l'Humanité triomphante».
Christianisme et catholicisme : Auguste Comte va tenter de mettre en opposition christianisme et catholicisme, lui permettant de condamner le premier et d'exalter le second (du moins ce qu'il prend pour tel) en vue d'aller chercher une alliance provisoire avec ses dirigeants.
Tout le but du positivisme dit Comte, est de substituer le point de vue social au point de vue personnel qui avait jusque là malheureusement prévalu. En substance, les premiers chrétiens furent personnels, et les positivistes seront éminemment sociaux. Là est le mal radical : cette liaison de chaque homme à Dieu est à la source du personnalisme de la religion chrétienne qui a engendré celui de la philosophie moderne. Donc selon Comte, aux yeux de cette foi, la vie sociale et publique n'existent pas, dissoutes par l'égoïsme des calculs personnels, au cœur de la doctrine chrétienne.
L'hostilité anti-chrétienne vise avant tout la personne même de Jésus, identifié à un aventurier religieux. A Jésus, Comte tente d'opposer saint Paul, qui, repoussant - lui - l'anarchisme et l'égoïsme chrétien, serait le vrai fondateur du catholicisme. Sous la continuité apparente d'une même tradition, le christianisme allait se changer en son contraire !
Sur cette base par laquelle il croit l'opposer au christianisme primitif, Auguste Comte va donc louer le «génie social» du catholicisme qu'il décèle dans la «synthèse catholico-féodale» du Moyen-âge. L'ordre médiéval catholique, avec son cortège d'institutions sociales et politiques, marque dans sa pensée, la victoire remportée par le sacerdoce catholique sur l'anarchie évangélique, telle une étape vers l'âge positif définitif.
Voilà par quels détours, Comte, maintenant grand prêtre de l'Humanité, va pouvoir envisager la sainte (mais provisoire!) alliance auprès de l'Eglise catholique, en ciblant tout particulièrement les jésuites. Persuadé que les croyants accepteront sans peine de reconnaître la supériorité du positivisme sur leur foi, et quoique bien étonné qu'un jésuite soit soumis à Jésus-Christ et le mette au dessus même d'Ignace de Loyola, il garde bon espoir que ceux-ci feront bon marché du dogme catholique, pour préparer, chez un public arriéré mais estimable, l'adoration de l'Humanité.
On est tenté de prendre tout cela pour une fantaisie et de rire. N'est-il pas manifeste que le fondateur du positivisme évolue hors du réel? N'assistons-nous pas au déroulement d'un rêve de maniaque? Sans aucun doute. Mais nous aurions tort de ne pas voir aussi le côté sérieux. Auguste Comte est ici l'instrument d'une tentation qui, toujours latente, se fait particulièrement forte, lorsque le catholicisme semble acculé à la défensive. Ce qu'il propose à l'Eglise, le plus naïvement du monde, et dans une prodigieuse méconnaissance de sa mission surnaturelle, c'est une trahison. En échange d'un salut temporel, il lui offre de se renier elle-même en reniant son Maître et son Epoux.
Mais l'Eglise, assistée de l'Esprit du Christ, n'y succombera point.
Transpositions positivistes : Auguste Comte vieillissant jugeait cette alliance avec l'Eglise catholique opportune, car il n'espérait plus le triomphe de sa propre Eglise aussi proche qu'il l'avait d'abord prédit. Néanmoins, la véritable Eglise universelle n'était plus seulement un désir, une idée, elle avait commencé de vivre, par les diverses églises locales fortement rattachées à la «papauté positiviste». Comte fut «celui que le Grand-Etre chargea d'instituer la vraie religion» (Système de politique positive). Les positivistes complets et conséquents sont les positivistes religieux. Ils n'en restent pas à la station «préambule philosophique».
Ce qu'il est intéressant de constater, c'est le procédé constant de transposition de la nouvelle religion sur le modèle de l'ancienne. Comme l'Eglise catholique, le positivisme a ses sacrements et ses rites sacrés. Au dessus des saints et des anges, pour compléter le «système sociolâtrique», les «prières positivistes» s'adressent à la divinité suprême. Le bien de l'Humanité est le seul véritable royaume de Dieu.
Un culte, un dogme et un régime : tels sont les trois parties de son Catéchisme ; autrement dit, une poésie, une philosophie et une politique. Le positivisme sera donc le nouveau «pouvoir moral» ayant désormais charge d'accomplir le grand office social que le catholicisme n'exerce plus. Il devra être exercé par un nouveau sacerdoce : le «sacerdoce positif», le «sacerdoce de l'Humanité». Il sera remis entre les mains des savants. Encore faut-il s'entendre sur le type du savant qui sera digne d'un tel sacerdoce. Le véritable esprit positif «n'est pas moins éloigné, au fond de l'empirisme que du mysticisme» (Cours). Le véritable esprit scientifique vise à la généralité systématique : tout savoir particulier doit être ordonné au savoir total. Le savant selon Comte sera un esprit encyclopédique, et en vue du sacerdoce, sera préparé en ce sens. La science authentique institue une double synthèse, entre les diverses branches de la recherche, puis entre la poésie et la philosophie.
En toute matière le «clergé positif» décidera ce qu'il faut penser : l'intelligence des hommes lui sera soumise. Dans le régime positif, il n'est plus question de libre examen ou de liberté de conscience, et la soumission à la nouvelle foi nous tirera de l'anarchie. Le Cours de philosophie positive pose comme une évidence que «l'ordre social demeurera toujours incompatible avec la liberté permanente de remettre chaque jour en discussion indéfinie les bases même de la société». La Politique positive en tirera les conséquences en distinguant de façon tranchée les deux catégories des savants et des croyants. C'est pourquoi, parmi les vertus qu'il recommande à ses disciples, Comte met au premier rang l'amour de la discipline et la tendance à la vénération.
L'autorité du nouveau sacerdoce ne sera donc pas un vain mot, et Comte n'hésite pas à parler de soumettre toute conduite à l'examen d'un sacerdoce inflexible. L'hérésie est l'indice d'une perversité secrète qu'il faudra déceler sans pitié. L'épuration pouvait commencer. Il en venait lui-même à ne plus admettre qu'une seule autorité, qu'une seule infaillibilité : la sienne propre.
La critique de la «vaine présidence de l'esprit» va tourner de plus en plus à une méfiance envers l'intelligence, dont le simple exercice sera considéré comme la manifestation d'un esprit d'égoïsme et d'orgueil. Rien ne sera plus admis qui ne s'incline devant la «synthèse subjective», seule vraie positivité. Comte institue au sens propre un despotisme spirituel. Un homme décrète une fois pour toutes, et pour tous, qu'il n'y a point de mystère et que c'est une obligation de le croire.
N'oublions pas que cet homme qui sait et qui pense pour nous est essentiellement un sociologue, méditant la reconstruction sociale. Le positivisme religieux prendra donc la forme d'une «sociolâtrie» et d'une « sociocratie». La «physique sociale» s'y couronnera d'une mystique sociale, et la religion de l'Humanité, pour ne pas rester abstraite, s'y incarnera en règne de la Société. Le positivisme est, en fin de compte, une organisation du royaume de la terre, la politique constituant le but définitif du dogme et du culte.
Comte admirait « la théocratie médiévale » et ne s'en référait pas moins à la Société des jacobins. Seul le parti positiviste, tout en s'en inspirant, était en mesure de les supplanter définitivement.
Le mot d'ordre est donc : politique d'abord. Dans le nouvel ordre, l'ensemble des hommes y est distribué en une double hiérarchie selon qu'ils appartiennent à la classe spéculative ou à la classe active. Dans la classe active, la première catégorie est celle des banquiers, qui doivent avoir le rôle majeur dans le gouvernement. Les classes moyennes doivent disparaître, pour ne plus laisser en présence qu'un patriarcat et un prolétariat. Pour tout l'Occident et ses cent vingt millions d'habitants, le patriarcat doit compter deux mille banquiers ; les Etats doivent se fractionner en petites républiques grandes comme la Hollande ou la Sardaigne.
Toutes les forces de discordes sont exclues d'un tel régime. Les besoins de l'ordre absorbant de plus en plus les tendances au progrès, Comte chercha de plus en plus l'appui des conservateurs, auxquels il lance un appel public en 1855. Comte maintient que la condition sociale des prolétaires est inévitable, et si le positivisme prétend bien assurer mieux que le communisme, le bonheur et la dignité des travailleurs, c'est en développant la prépondérance des entrepreneurs : que les forts se dévouent aux faibles et que les faibles vénèrent les forts ! Ainsi réside le principe de l'unité humaine par la réalisation de la «sociocratie universelle», après laquelle il n'y aura plus rien à chercher. Toute revendication de droits est source d'anarchie. L'individu n'est qu'une abstraction s'il n'est l'organe du Grand-Etre. Il n'y a de salut pour lui que dans «l'esprit d'ensemble et le sentiment du devoir».
Telle est cette «religion de l'Humanité» qui se présente à notre enthousiasme. Ses conséquences ne sont que trop claires : la formule positiviste est une formule de tyrannie totale. Elle refuse à l'homme toute liberté, tout droit, parce qu'elle lui refuse toute réalité. Quelle que fut sa sincérité, Comte nageait dans l'utopie. Mais dans sa négation de tout droit, il n'en demeure pas moins logique : celle-ci devait suivre la négation de Dieu.
Il y a là de quoi faire réfléchir aujourd'hui ceux qui pressentent l'horreur des régimes vers lesquels s'achemine l'humanité sans Dieu. S'il n'y a point d'Absolu, comment admettre un absolu dans l'homme? La cause de Dieu dans la conscience et la cause de l'homme dans la société sont liées. Et nous voici tout proches de Nietzsche, dans une double servitude, sociale et métaphysique. Comte ne veut pas que l'homme ait une âme faite à l'image de Dieu : adorateur de l'Humanité, il a profondément méconnu la nature de l'homme. Il n'a jamais su laisser se poser en lui ces grandes interrogations critiques qui mettent tout notre humain en question, ces grandes interrogations de l'au-delà, qui seules révèlent l'homme à lui-même.
Faut-il dire du moins que la menace positiviste n'est guère à craindre? Nous croyons au contraire (dit Lubac) que c'est une de celles qui pèsent le plus dangereusement sur nous. Il advient que des hommes d'Eglise, trop peu soucieux de l'Evangile, s'y laissent prendre... La religion du «Grand-Etre» permet à quelques âmes de traverser le désert de l'époque scientiste en trompant leur soif. Le positivisme gagne du terrain d'abord par une lente et insensible déchristianisation de bien des âmes catholiques : quand la foi, qui jadis fut adhésion vivante au Mystère du Christ, finit par n'être plus qu'un attachement à une formule d'ordre social, elle même faussée et détournée de sa fin. Sans crise apparente, sous des dehors qui sont parfois l'inverse d'une apostasie, cette foi s'est lentement vidée de sa substance...
(à suivre)
09:49 Publié dans Histoire, Idées | Lien permanent | Commentaires (6) | Tags : henri de lubac, christianisme, athéisme
Commentaires
ETRANGEMENT MODERNE
> étrangement moderne, cet Auguste Comte sorti du musée Grévin. On y retrouve les fantasmes 2013 : ceux de la droite, ceux du libéralisme et ceux de l'européisme.
- fantasme de droite : un catholicisme qui ne parlerait plus du Christ ni de l'Evangile mais seulement de la société à "défendre". Suivez mon regard, jusqu'à des membres du clergé actuel.
- fantasme libéral : une société dominée ouvertement par les banquiers.
- fantasme européiste : une Europe des banques où les Etats-nations disparaissent au profit de plus petites unités locales, impuissantes.
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Écrit par : jean-bernard / | 03/01/2014
ACTUEL
> Oui, l'actualité du chapitre sur le positivisme fait froid dans le dos: utilitarisme généralisé, pouvoir des banquiers, culte des "grands hommes", retour à une spiritualité primitive...
Sa lecture il y a quelques années m'avait profondément impressionné.
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Écrit par : Pierre Huet / | 03/01/2014
MAURRAS
> Charles Maurras a lu avec intérêt le chapitre consacré à Auguste Comte, et surligné de nombreux passages. Et c'est vrai qu'en écrivant ces pages, le père de Lubac devait certainement penser au maurrassisme. La Note de Jacques Prévotat, inclue dans la 6e édition du Drame de l'humanisme athée, est passionnante de ce point de vue.
Blaise
[ PP à B. - Le côté positiviste est l'une des faiblesses de ce qu'il était convenu d'appeler la "synthèse maurrassienne", qui fit illusion à l'époque... mais n'a pas tenu la route face à l'histoire réelle. ]
réponse au commentaire
Écrit par : Blaise / | 03/01/2014
TECHNICIENS
> Nous vivons pleinement dans un âge positiviste, où l'autorité des spécialistes et des techniciens s'est substituée à la politique.
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Écrit par : Blaise / | 03/01/2014
MAURRAS
> et littérairement, Maurras, on ne peut plus le lire tellement ce style diffus a mal vieilli. (Sauf à la rigueur 'Les amants de Venise'). Alors qu'on peut encore lire Michelet pourtant bien plus ancien ! Faites le test.
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Écrit par : Fasshauer / | 03/01/2014
> Aux temps inoubliables des Documents verts ?
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Écrit par : charlotte montard / | 03/01/2014
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